Sur
la route de Langoëlan
Les
temps modernes…
Je
traversais Guémené au plus court, fuyant la cité désertée, la
pluie et le brouillard, poursuivi par les aboiements des chiens qui,
ici comme ailleurs, ont horreur des vagabonds.
J’enjambais la montagne des cloches et
piquais droit devant, le chapeau battant au vent, le sac à dos
dégoulinant. D’un bond je franchis le chemin qui descend de Ste
Christine et après un triple saut peu académique et pas plus
olympique, je me retrouvais planté dans la prairie, les bottes
prises, engluées jusqu’à la hauteur des chevilles. Le Scorff se
mit à glouglouter très fort en ricanant ; une pie, jaillie je ne
sais d’où, me frôla au passage en criaillant et me moquant.
J’avais beau tortiller les pieds dans tous les sens, pester,
protester, montrer le poing au ciel, rien n’y faisait, je me
sentais lentement aspiré comme dans un marécage. Lumière ! Ou
plutôt Eurêka ! Me revint en mémoire la recommandation n° 1
de mon antique manuel du parfait « éclaireur de France »,
avoir toujours sur soi : couteau, allumettes, ficelle. Je
fouillais dans ma poche de pantalon énergiquement, je fouillais dans
ma poche presque angoissé, je fouillais dans ma poche… Oui !
Au fond, derrière le mouchoir et le couteau, je tire la ficelle !
La suite relève du jeu. De mon bras trop court que je prolonge
habilement de ma canne de jonc, façon Charlot, je collecte des débris
de branches, les assemble, les ficelle, et produis deux raquettes à
faire se tordre de rire les chasseurs de loups du grand nord
canadien. Mais ça marche. J’extirpe avec délicatesse mes pauvres
pieds avalés par la prairie, les ajuste au mieux sur mes radeaux et
me voilà sauvé. Je récupère mes bottes et rejoins au plus
vite les talus plantés de chênes où je parachève ma renaissance
et arrime mes raquettes de survie sur le haut de mon sac. Sans
complexe et sans traîner, je peux chanter sur mon chemin. Et même
rire du Scorff orgueilleux qui, à Nicole, au fond de la prairie,
dans un bruit d’enfer, joue les cataractes à faire peur aux
canards. Bien sûr, un chien dérangé lui donne la réplique, quelle
cacophonie et quel cabot ! Au lieu de rester bien au chaud sur
la paille de sa niche…
…et
post-modernes
J’entends
déjà les gens ricaner sur cette aventure d’un autre temps.
Voire ! Imaginez la scène en 2020. Que fais-je ? Comme
tout un chacun, je sors mon smartphone planqué au chaud contre mon
cœur. De la flotte plein les yeux, je farfouille et lance un appel
de détresse en précisant ma position GPS. Résultat, un quart
d’heure plus tard, déboule sur la grande route un camion secours
de pompiers. Ils vont sortir le matériel adéquat et me tirer de là.
J’en ai des coliques de les avoir déranger pour ça ! J’étais
un inconnu, à part, peut-être, pour les patrons du café du Centre.
Et voilà que déboule le correspondant du journal régional ;
il a déjà son titre : « un
senior de 77 ans désembourbé de la prairie de Terminus ».
Et fusent les questions :
Est-ce
vous qui avez suggéré que Guémené honore Christian Perron d’une
statue devant le grand rempart à la manière de celle qui honore
John Lennon à La Havane ?
Pour
vous endormir comptez-vous les poulets de Langoëlan ou les
kangourous australiens survivants après la tourmente ?
Dans
la foulée du récent Paris-Dakar, que diriez-vous du challenge
gagnant-gagnant d’un Tour de France qui se courrait dans les sables
d’Arabie avec une arrivée en Egypte au sommet de la grande
pyramide d’où 42 siècles contempleraient nos forçats de la
route ?
Estimez-vous
que le blog de Guémené est un théâtre d’ombres, un vieil orgue
de barbarie nostalgique, un miroir magique, « miroir, mon bon
miroir ! » où la buée qu’y dépose le souffle révèle
un instant sourires, rires, maladresses et heures de gloire du temps
qui passe, et, de nos héros « la trace de leurs vertus »
(bis) ?
…et
post-mortem
Laissons-là
ces billevesées qui ne feront l’objet d’aucun Référendum
d’Initiative Citoyenne (pas plus d’ailleurs que la vente des
aéroports de Paris). Il est temps que je vous dise ce qui m’agitait
lors de cette aimable randonnée. Eh bien, j’avais rendez-vous à
Tronscorff ! De bonne fortune, sachez-le, puisque m’y
attendaient des sabotiers rieurs et forts en gueule (corporation qui
réchauffait autrefois les cœurs de la planète, éradiquée pour
cause de très mauvais bilan carbone, diagnostic porté par
l’économie de marché de la chaussure, ah dis-donc Adidas et
autres racées godasses cuirassées bien cirées). Cette parenthèse
refermée, je précise que la rencontre concernait des informations
top secret qu’ils avaient recueillies dans le bourg et qui
touchaient de près à la généalogie de notre superhéros guémenois
(il lui manquait quelques pouvoirs mais n’est pas Harry Potter qui
veut), j’ai nommé Hippolyte
Bisson. Reconnaissez que
ça valait le déplacement.
Par
contre, je suis désolé, il vous faudra attendre encore un peu. La
cuisine mijote sans secousse à feu doux dans un faitout séculaire
bien graissé mais elle demande du temps, de la patience, du doigté,
une pincée d’épices adaptées, des aromates, et que sais-je
encore. Pour vous aider à patienter, un indice : il s’agit
d’accommoder les délices du Pays Pourlet avec le gratin dauphinois
en y mêlant une bonne louche de crème normande. Je confirme, la
recette est bonne, elle a donné un beau bébé qui fera l’enseigne
de vaisseau que l’on sait.
Fin
de l’épisode
Illustrations : On aura reconnu, dans l’ordre : Charlot,
l’immortel ; Milou,
chien fidèle ; diverses émoticônes légèrement arrangées
(sgdg), réponses réduites à leur plus simple émotion ; un
personnage de BD qui a bercé nos enfants, Pifou ;
une photo authentique de John
Lennon dans son costume de
bronze ; un dessin de Wolinski,
tiré d’une planche « J’ai rencontré ma jeunesse » ;
une photo du campionissimo Fausto
Coppi dans le Tour de
France ; deux dessins d’Albert
Dubout, qui réjouit à
plusieurs reprises nos chroniques, le second avec le portrait du
fantastique coureur à pied guémenois, Mathurin
Mahé.
SGDG
signifiait autrefois : sans garantie du gouvernement.
O0O
PS : Ce conte a été écrit avant l’épidémie
de coronavirus.
La
question ne m’a donc pas été posée mais je vais y répondre.
Quand
les ouvriers voulant briser leurs chaînes ont grippé les machines
en y jetant leurs sabots,
on a crié au sabotage
(mot créé pour l’occasion selon la légende).
Aujourd’hui,
alors qu’un virus
microscopique et impondérable grippe la machine du monde entier,
j’espère qu’à la sortie de l’épreuve, nous crierons tous
ensemble pour que les dirigeants de la planète adoptent enfin un
grand virage
salutaire.
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