22/12/2019



Quand un passeur de mémoire rencontre un barde, 
QUE SE RACONTENT-ILS ?

Qui mieux qu’Emile Gilles pouvait nous en livrer la clé !


Président du Syndicat de Pontivy, ancien instituteur qui y a fait ses classes, il connaît le pays pourleth comme personne. Il organise des visites touristiques et culturelles, guide les amateurs. Correspondant de plusieurs journaux, il signe des chroniques bien trempées dont l’intérêt ne se dément pas.


Ainsi, cet article paru dans L’Ouest Républicain, édition du 10 juin 1923

Un de ces derniers dimanches, par une de ces vesprées printanières tout ensoleillée et des plus radieuses, ce qui nous changeait du temps maussade que nous avons le plus souvent vécu en ce mois de mai de l’an 1923, un ami nous proposa une promenade en auto. Il se rendait à Tromelin en Locmalo chez M. Ropert.

Connaissez-vous ce coin du pays pourlète ? Pour notre part, nous le trouvons ravissant et d’un grand pittoresque. Très accidenté, tourmenté même, son aspect se transforme à chaque raidillon que l’on grimpe, à chaque vallonnement que l’on coupe : c’étaient des mamelons abrupts et désertiques, et que les bruyères devaient bientôt teindre d’améthyste ; c’étaient des damiers de céréales où les moissons futures ondulaient sous une brise parfumée par les aubépines ; c’étaient de délicieux tapis de verdure émaillés des vives couleurs de la flore locale ; c’étaient les hautes futaies de Ménoray aux sentiers ombreux et quasi-mystérieux, où roucoulaient les tourterelles ; c’étaient des talus bardés d’ajoncs épineux et ruisselants d’or ; c’était un ruisselet cascadeur serpentant sous les myosotis ; c’était ailleurs la Sarre au cours calme et dolent que coupait quelque gué rustique, et qui revêtait plus en amont, dans un lit chaotique, l’aspect d’un torrent aux ondes mugissantes ; c’était… mais nous n’en finirions pas avec les multiples tableaux qui défilaient devant nos yeux, dans tous ces décors mouvants et enchanteurs.


On atteint Tromelin en prenant la vieille route qui se détache de celle de Pontivy à Guémené pour gagner Locmalo en passant par St Zénon. Oh ! les ressorts… Oh ! les reins… Cette antique voie est très fréquentée : pourquoi ne pas la remettre en état de viabilité sur tout son parcours ? Puis l’auto suit un étroit chemin, file sous des berceaux de verdure, débouche dans un parc, suit une allée aux courbes gracieuses puis s’arrête devant une maison bourgeoise de très belle allure : nous sommes à Tromelin, lieu-dit dans les archives de la principauté de Rohan-Guémené, en l’année 1416, « Tuou-an-Melin ».

Le cadre est tout simplement merveilleux et le séjour paraît être enchanteur.

A quelques pas coule la Sarre qui délimite les deux communes de Locmalo et de Séglien, les cantons de Guémené et de Cléguérec. Mais il convient de retenir que Séglien, bien que relevant administrativement de ce dernier canton, appartient au point de vue ethnique au pays de Guémené.

Nous gagnons pédestrement Kerech où l’ami Pierre est appelé à examiner un bœuf qui a dû être abattu. Pendant qu’il procède à l’exercice de son art, nous examinons les lieux et visitons les alentours immédiats. Nous découvrons à l’entrée d’un champ, deux fortes pierres travaillées à l’extrémité et à l’intérieur avec un soin tout particulier. C’était une sorte de petite auge cylindrique avec son chapeau où les anciens écrasaient le mil, nous explique M. Ropert.

A ce moment survient un homme du pays à la figure franche et ouverte que nous interrogeons et qui nous confirme que la culture du mil a été abandonnée dans la région. M. Ropert nous présente l’un à l’autre et voilà que nous étions deux connaissances, de noms tout au moins. Notre interlocuteur, en effet, était le barde bien connu, Guillaume Le Borgne (Guillam er Born) de St Zénon en Séglien qui a publié de nombreuses poésies bretonnes.


Ce refrain d’une de ses chansons nous revient à l’esprit, devant les pommiers en fleurs qui nous entouraient :


Nous parlons de M. Thébault, le distingué professeur du lycée de Pontivy, qui est devenu un érudit celtisant et que M. Le Borgne connait très bien. M. Thébault a du reste consacré dans « Les Annales de Bretagne » une très intéressante étude à un autre barde de Séglien, Le Nozerh, décédé au printemps de la vie.
Mais nous dit M. Le Borgne, puisque vous êtes à Kerech, vous êtes au pays même de Le Nozerh. C’est dans la petite maison qui a un escalier qu’il vivait.
Lorsque nous retournâmes quelques instants plus tard au village, nous fîmes un pieux pèlerinage à la demeure du jeune barde qui n’est plus.
Emile Gilles

Note 1. L’impression typographie du numéro disponible aux Archives Départementale, rubrique Presse Ancienne, est trop mauvaise pour être photocopiée ; elle risquerait de décourager les lecteurs pas trop familiers. Je n’ai gardé que le morceau de chanson en breton que je ne sais pas déchiffrer.

Note 2. Emile Gilles écrit Kerech, pour l’actuel Kerrac’h : est-ce une forme ancienne ? Le dictionnaire topographie du Morbihan, de Rosenzweg, conservateur des Archives Départementales du Morbihan, édition 1870, indique déjà Kerrach.


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Commentaires :


Etalant bien à plat la carte IGN, on constate que les chemins d’accès à Tromelin et Kerech (Kerrach actuel) ont conservé le côté antique certain que notait Emile Gilles. On peut espérer que selon son souhait la viabilité ait été améliorée. Aucune crainte quant à la qualité des suspensions de nos véhicules actuels, notre homme ne souffrirait sans doute plus des reins.

Relevons la clarification apportée par Gilles quant à l’appartenance de Séglien au pays pourleth malgré son rattachement administratif au canton de Cléguérec. Nous avons déjà apprécié le fait à propos des costumes bretons et la saine émulation qui se jouait entre Guémené et Séglien (voir blog*). Elle est également reprise dans la chanson de Le Borgne, présentée plus bas. 
Bien que narrateur en taise la profession, on peut raisonnablement penser que son ami de voyage était vétérinaire, vue la tâche qui l’attend. 
On espère que l’instrument de broyage du mil qui a suscité l’intérêt du collecteur, témoignage combien précieux des arts du passé, a été soigneusement remisé. 
La rencontre avec Guillaume Le Borgne s’avère d’une bonhommie qui s’accorde bien avec les figures franches et ouvertes des deux personnages. On partage rapidement des amitiés et des passions communes. Est-ce donc si banal de croiser au coin du bois un gaillard de cette trempe et possédant un vrai talent de poète-chansonnier. Et on chante sous les pommiers, que chante-t-on ? Même un citoyen ne connaissant pas la langue des Dieux, aura relevé les mots « chistr » et « barriken » ce qui donne à penser que le cidre pétillant n’est pas loin, réjouissant les cœurs et l’esprit.



Note 3. Ne cherchez pas, tout est faux dans cette image : le verger est normand, les paysans y incrustés, de Guémené et du Faouët, n’ont de commun avec Emile Gilles et Guillaume Le Borgne, que la beauté du geste, trinquer sous les pommiers en fleurs.

Emile Gilles tait son retour en automobile. D’accord, il nous a tout dit à l’aller du paysage et de la route. On imagine qu’il médite et récite des vers dans l’ombre fraîche qui tombe des futaies de Ménoray. Mais je m’étonne qu’il ne dise rien de la croix de Saint Zénon inscrite au patrimoine national depuis l’inventaire Mérimée. Plus encore qu’il n’ait pas un mot sur cet étonnant "Zénon" dont notre village est le seul à porter son nom en France. Comme nous l’apprend internet, Zénon n’est pas un saint breton mais un saint évêque de Vérone (Italie)...(blog*). Il faut franchir l’Atlantique pour découvrir une paroisse Saint Zénon, village planté dans les montagnes du Québec, au nord de Montréal.





Après l’Ouest Républicain, fouillons les archives du Journal de Pontivy. Qui, bien évidemment, n’ignore pas le barde. Le Borgne avait acquis une vraie notoriété comme en témoigne l’extrait qui suit, paru le 28 décembre 1924.



Maintenant que nous connaissons un peu mieux le personnage, il serait temps de passer à son œuvre. Je sais, l’Association d’animation du Pays Pourlet a proposé en 2013 une randonnée commentée intitulée « Sur les pas de Guillaume Le Borgne » (voir*). Succès de l’initiative suivie par une centaine de marcheurs comme le rapporte « Le Télégramme » du 12 août et qui s’est terminée par des chansons. Heureux ceux qui y étaient.

En voici une choisie et traduite en français par Philippe Guégan.


Lann Pendavat


Parmi les landes, la plus grande de toutes
Se nomme, depuis toujours, Lann Pendavat ;
Mais maintenant, je le crois, de la façon dont on la traite,
Dans très peu de temps, il n’y aura bientôt plus rien.
Elle est chargée de sapins, couverte de villages,
Et aux quatre coins, on installe des champs.
Là où on ne le pensait pas s’élève une maison
Oh là, Lann Pendavat, c’est fini pour toi.
Là où les anciens disaient un pater,
Pour saluer Crénénan et la chapelle du Moustoir
Où ils s’arrêtaient encore pour saluer Quelven,
Là aujourd’hui on construit le logis d’une ferme.
Pourtant cette grande lande-là a été créée par Dieu
Pour séparer deux pays l’un de l’autre.
Séparer notre pays – le Pays Pourlet, c’est sûr,
De celui de Cléguérec et des gallos de Mûr.
En détruisant cette lande, on n’a pas fait quelque chose de bien
Maintenant nous risquons de devenir cornouaillais
Maintenant il nous faudra peut-être quitter notre pays
Et à la place on y mettra un cornouaillais ou un gallo.
Auparavant cette lande était fréquentée
Par de nombreux fantômes que l’on y voyait.
Les anciens racontaient que dès qu’il faisait nuit
Il y en avait un qui vous guettait
Et si quelqu’un se promenait sur la lande
Celui-là se plaçait juste à votre côté
Et il vous suivait sans savoir où vous alliez
D’un bout à l’autre de la lande jusqu’au jour suivant
De « Stank an Ihuern » jusqu’à « Mané Bras »
Il avait un grand bâton dans la main et sur la tête un grand chapeau.
Mais ces fantômes sont partis depuis longtemps
Depuis le jour où ils ont vu le travail des machines.
Où sont-ils partis ? Je crois sans dire de mensonge
Qu’ils se sont arrêtés un peu dans la lande du Vieux Bois.
Pour nous Bretons, si nous continuons comme ça
Il nous faudra aller bien plus loin, jusqu’au Canada.

Guillaume Le Borgne 
Œuvres de nuit
    

On laissera chacun rêver sur la vieille lande, de préférence le soir quand les fantômes accompagnent discrètement les passants dans leur traversée du temps et de l’espace.
Singulier le poète qui s’émeut des injures que subit sa lande, la plus grande de toutes les landes, progressivement dénaturée. Jusqu’à l’ultime saccage du travail des machines ? Et visionnaire, avec ça !
Que penser des deux derniers vers ?

Pour nous Bretons, si nous continuons comme ça
Il nous faudra aller bien plus loin, jusqu’au Canada.

Sous son trait d’humour, ne vise-t-il pas l’autre Saint Zénon, où vivent nos cousins québécois ?
Note. Canada, mot iroquois, signifiant village, établissement, terre, que le malouin Jacques Cartier adoptera pour nommer l’ensemble des terres de la Nouvelle-France.

Merci à Philippe Guégan pour sa collaboration qui nous a ouvert des espaces neufs. 
Et bien sûr à Anne, la mémoire des passeurs.


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