24/04/2013

 
 
 
 
 
SEULES LES MONTAGNES NE SE RENCONTRENT PAS
 
 
Malgré une différence de 43 ans d'âge, les deux illustres guémenois François Moigno (1804-1884) et Joseph Loth (1847-1934) ont pu se rencontrer .
C'est ce que nous compte un article de 1896 signé Etienne Savary, lui aussi né dans la cité pourleth. Le lieu de rencontre, Ménoray , son château, une fontaine, la forêt, prêtent à la méditation et la réflexion ; l'auteur nous invite à cela. Après une lecture attentive ce récit appelle quand même à quelques commentaires...
 
Nous tenons à remercier notre ami fouineur, passionné d'histoire locale et curieux qui nous a permis par ses interrogations de comprendre ce texte dans l'esprit de l'époque. 
 
 
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Le texte que nous vous présentons ci-après a paru le dimanche 27 septembre 1896 dans l’hebdomadaire local « le Ploërmelais », écho de l’arrondissement de Ploërmel.

 
Comme la typographie n’est pas très bonne, nous nous sommes permis de le réécrire en corrigeant quelques fautes et coquilles, pour le rendre plus lisible. Ceux qui hésitent à se lancer dans cette lecture difficile, peuvent passer directement à la version réécrite.
 


 
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LE FILS DU SABOTIER
 
 
Monsieur Loth est le fils d’un sabotier de Guémené-sur-Scorff (Morbihan). Tout enfant, nous courions ensemble sous les hautes futaies et les landes sans fin de la vieille Armorique.
A quoi tient parfois notre avenir, à un mot, à une phrase dite à propos. Il a eu le bonheur de le dire, il avait à peine dix ans. Aujourd’hui il doit être un grand savant. Ce qui est mieux que de faire pour nos paysans bretons des sabots à 8 sous la paire.

 
Comme Monsieur Renan, notre compatriote, il porta aussi la soutane qu’il jeta plus tard comme lui aux orties, en ceci il fut quelque peu ingrat. Entre lui et ses protecteurs, cette soutane était une clause tacite il est vrai, mais c’était une clause (passons). Aujourd’hui il serait évêque, pardieu, et Monsieur Renan l’eût été aussi s’il avait conservé son froc. Tous deux ont suivi leur voie. Ce qui est écrit doit arriver, nous dit l’oriental.
L’histoire de ces quelques mots qui ont décidé de l’avenir de M Loth est curieuse, je vais vous la dire. Il ne s’en fâchera pas.

I

Le château de Ménoray est situé dans le Morbihan à 8 kilomètres environ de la petite ville de Guémené sur Scorff.
C’est un de ces vieux manoirs, bâti  de granit, dont on voit encore de nos jours quelques rares spécimens que nous a légués le XVème siècle.
Ce château fut construit en 1540 par Henri du Croscrault, gentilhomme de la cour de François 1er. L’emplacement qu’il occupe prouve que le comte du Croscrault était un homme fort intelligent doublé d’un artiste. Bâti sur une hauteur qui domine la vallée de la Sarre, ses vieux murs noircis par le temps s’élèvent fièrement au-dessus des noirs sapins qui l’environnent. Rien dans cette demeure autrefois princière ne rappelle le moyen-âge. Le château de Ménoray est tout l’opposé de certains castels, ses voisins, dont les mâchicoulis innocents qui les surmontent, et les fossés étroits qui les entourent, font éclore un sourire gouailleur sur les lèvres sceptiques de notre génération actuelle.
 
 
A Ménoray, il n’y a pas d’entraves féodales, on jouit d’une vie large et facile ; des bois profonds l’abritent de tous côtés mirant leur feuillage aux rayons argentés de la lune.
La cour d’honneur, entourée d’un mur d’appui qui supporte des colonnes en spirales, en granit de Tréguier, est d’un aspect grandiose et imposant ; un escalier également en granit conduit de cette cour au préau, magnifique promenoir dont la minuscule chapelle du château s’encadre dans le fond, entourée d’une ceinture de sapins tricentenaires ; les plus grandes tempêtes soulèvent à peine les longs bras de ces géants qui, sous leurs pressions, geignent et se lamentent depuis quatre siècles. Et la Sarre roule son onde sur les rochers qui sillonnent son cours. Ce sont les seuls bruits qui trahissent aujourd’hui cette demeure jadis si pleine de vie et d’animation.
Moins l’animation et la vie, rien n’est encore changé de nos jours, la nature ne change pas. La Sarre coule toujours sur son lit caillouteux et le pâtre redisant la même chanson que son arrière-grand’père, pousse son troupeau devant lui par les mêmes chemins, dans les mêmes vertes prairies qui entourent le vieux château. En 1525 après la bataille de Pavie, le comte de Croscrault quitta la cour. Il avait habité la Bretagne où il avait de nombreux apanages. Le château de Ménoray fut édifié sur l’emplacement d’un couvent de Moines, le couvent de Coët-du (Bois-Noir) lequel fut terminé en 1118 sous le règne de Louis le Gros par saint Tugdual qui en fut le premier abbé. Les pierres du vieux monastère furent employées à bâtir le château.
La fontaine où les moines venaient puiser l’eau pour leurs besoins journaliers existe toujours. Le ruisseau près duquel ils venaient rêver suit les (mêmes) méandres qu’il y a huit cents ans.

II

Le 17 mai de l’année 1850, un prêtre était assis sur les pierres de granit qui entourent la fontaine de Ménoray ; il avait posé son bréviaire près de lui et il regardait couler à ses pieds cette eau pure et limpide qui depuis tant de siècles s’écoulait de cette source intarissable.
Il était trois heures de l’après-midi.
Seul, dans le silence profond de cette belle journée de printemps, il laissait ses pensées vagabonder dans le passé. Et il disait :
J’aime tout plein cette antique fontaine, que de fois m’y suis-je désaltéré, encore aujourd’hui quand je reviens voir ma vieille Bretagne, ma première visite est pour elle, je la revois toujours avec un charme nouveau.
Que de générations ses sont succédées depuis son édification, que de révolutions ont bouleversé le monde (hélas sans le rendre meilleur) depuis que cette source alimente le ruisselet qui coule à mes pieds.
Les siècles écoulés n’ont apporté dans son cours nul changement, chaque année il redit sa chanson douce et mélancolique.
Le prêtre s’arrêta un instant, puis il reprit son monologue à mi-voix.
 
 
Les révolutions, dit-il en appuyant sur ses mains son front large et puissant, idéales de quelques cerveaux bouffis de présomption, imbus d’idées, toutes plus creuses, plus fausses les unes que les autres, tendant néanmoins à rendre l’homme plus heureux, mais toujours ils arrivent à un résultat diamétralement opposé à celui (qu’ils) avaient rêvé. Les Théoriciens de révolutions ont la main malheureuse, imprudent(e). Il ne faut pas débarrasser l’animal humain des chaînes morales et des entraves religieuses qui le tien(nent) depuis des siècles, car que verra-t-on apparaître, sera-ce le règne de la raison ? Non assurément, mais bien la souveraineté des passions et des convoitises, le débordement des tempéraments, c’est è dire juste le contraire de ce qu’attendai(ent) les naïfs libérateurs de l’humanité.
Les révolutions, reprit-il, guerre(s) fratricide(s) entre citoyens où toutes les haines trouvent un champ libre à leur assouvissement.
Le prêtre s’arrêta encore. Sans doute sa vaste intelligence sondait le passé. Il continua. Mais ces guerres sont doublement impies lorsqu’elles ont pour mobile les religions ; alors c’est un effrayant chaos où viennent sombrer toutes nos saines institutions, dans lequel la morale vigilante, gardienne de nos (…) s’engloutir toute entière.
Soudain, il releva son front où rayonnai(ent) toutes les sciences humaines.
La Religion, dit-il, mais il reprit aussitôt, les Religions idéales, sublimes, que l’homme se crée, selon les aspirations de son cœur tendant toutes à se rapprocher de Dieu, dont son âme a faim. Elle le cherche sans cesse, sondant dans son ardente curiosité les voix inconnues qui doivent l’y conduire.
Il pencha la tête et se prit à rêver.
Longtemps il resta penché au-dessus du ruisselet dont le doux clapotis n’avait plus pour lui de charmes, et la sueur perlait sur son front.
            Les religions, reprit-il encore avec énergie. Oui l’homme est libre de sa conscience et de son cœur ; les haines qu’elles suscitent doivent toutes s’étouffer au souffle divin de Celui qui a dit aux hommes : Aimez-vous les uns, les autres.
De bruyants éclats de rire vinrent arracher le prêtre à ses sublimes pensées ; trois jeunes garçonnets de dix à douze ans, jouant à saute-mouton, se dirigeaient vers la fontaine, pour se désaltérer sans doute car la chaleur était intense. Ils venaient de voir le prêtre. Ils s’arrêtèrent hésitants ; devaient-ils avancer ou prendre la fuite ? Un signe bienveillant du prêtre les décida. Ils le connaissaient sans doute car d’un commun accord ils ôtèrent leurs grands chapeaux bretons et le saluèrent  avec vénération. Et le prêtre leur dit :
Vous cherchez sans doute des nids d’oiseaux dans la forêt de Ménoray où ils pullulent. Vous savez pourtant qu’il ne faut pas détruire ces petits innocents. Ce sont nos amis, les amis de l’agriculture, ce sont eux qui la débarrassent des myriades d’insectes qui l’assiègent ; à ce titre ils ont droit à notre sollicitude, même à notre reconnaissance.
 
 
Mais, monsieur l’abbé, répondirent en chœur les trois enfants. Nous ne détruisons pas les nids d’oiseaux. Nous venions vers cette fontaine pour nous désaltérer.
Recevez, mes petits amis, dit le prêtre, cette eau est pure et saine ; et les enfants se mirent à plat ventre sur le bord du ruisseau, ils burent à longs traits l’eau limpide de la vieille source.
Le prêtre que la présence de ces enfants venait de distraire de ces grandes pensées, eut soudain l’idée de les questionner sur le sujet si controversé qui, tout à l’heure, faisait le sujet de sa rêverie.
La vérité, dit-il, émane de l’enfance.
Mes enfants, leur dit le prêtre, je vais vous poser un problème, je serais heureux de voir l’un de vous le résoudre.
Les trois enfants se campèrent bravement devant le prêtre, attendant l’épreuve de pied ferme.
Votre instituteur vous a appris, qu’en France nous reconnaissons trois religions bien distinctes l’une de l’autre.
La religion catholique, la plus répandue, la religion juive, et celle des protestants. Eh bien, mes enfants, sauriez-vous me dire laquelle de ces trois religions est la plus sainte, la plus juste ?
Les deux plus grands enfants s’empressèrent de répondre que la religion catholique, par sa morale et la sainteté de ses dogmes était celle que de préférence nous devions suivre.
Quant au plus jeune des enfants, il n’avait rien répondu. Il regardait ses deux camarades avec étonnement où une certaine malice n’était pas étrangère ; mais sentant peser sur lui le regard du prêtre, il baissa la tête tout en tournant dans ses mains son grand chapeau breton.
Monsieur l’abbé, dit-il enfin, et sa voix tremblait. Toutes les religions sont également saintes et justes à condition qu’elles mettent en pratique cette belle maxime "Aimez-vous les uns, les autres".
En entendant cette belle réponse qui dénotait chez un enfant si jeune une intelligence peu commune et une maturité si rare, le grand savant dont l’œuvre faisait l’admiration du monde entier, fut frappé d’étonnement. Il prit l’enfant dans ses bras.
C’est bon, dit-il, tu es le fils de M Loth, le sabotier de Guémené ? Je verrai ton père.
Continuez votre promenade, mes enfants, et soyez toujours bons, sages et vertueux.
Ils saluèrent l’abbé et disparurent bientôt sous les hautes futaies de la forêt de Ménoray.
Heureux enfants, se dit le prêtre. C’est à l’ombre de ces grands bois que je m’ébattais à leur âge, puis le combat de la vie est venu comme il viendra, hélas, pour eux.
Il prit son bréviaire. En le lisant, il suivait à travers la lande le sentier qui conduit à Guémené.
Le soleil baissait vers l’horizon et ses rayons obliques filtraient à travers le renouveau. C’était le Printemps.
Et le prêtre jetait autour de lui des regards radieux.
J’aime cette résurrection de la nature, disait-il, j’aime ces bois touffus, ces bruyères roses dont les fleurettes sourient au soleil couchant, j’aime cette antique fontaine, et il s’arrêtait à chaque pas comme s’il regrettait de quitter ces lieux témoins de ses premières rêveries.
Cette nature qui l’entourait, il eût voulu s’y identifier, en transporter une partie dans ce Paris où depuis longtemps il luttait contre l’indifférence en religion et l’hérésie en science.
Et il allait radieux par le sentier couvert ; dans (le) buisson le rouge-gorge disait sa mélodieuse chanson et sur le bord du talus les fleurettes le saluaient inclinant leurs corolles légères.
Et ce prêtre se prit à pleurer en remerciant Dieu.
Cette nature qui m’entoure, c’est ma jeunesse, mes joies enfantines. Ce souvenir me rend heureux. Je reviendrai.
Aimez-vous les uns, les autres, avait dit l’enfant au prêtre, près de la fontaine de Ménoray. Ces simples paroles ont été le point de départ de la fortune de M Loth.
Ce prêtre était l’abbé Moigno, l’humble savant, l’éminent astronome qui nous montrait le ciel du côté de la science et du côté de Dieu.

Etienne Savary

 
 
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Ce récit appelle quelques commentaires :

La date de l’événement est inexacte

Joseph Loth est né le 27 décembre 1847. En dépit de sa précocité et de sa vive intelligence, on le voit mal à l’âge de 28 mois courir avec les pastoureaux et répondre à des questions de catéchisme. Mais soyons beaux joueurs, l’auteur s’est trompé sans malice. D’ailleurs Savary précise dans son texte que Loth avait à peine 10 ans, donc le lecteur aura rectifié de lui-même : on serait en 1857 et non en 1850.


Qui est Etienne Savary ?

Au premier abord, un inconnu. Vous n’y êtes pas. Il est Guémenois ! Un rapide détour vers l’état-civil nous révèle 4 enfants Savary nés à Guémené contemporains de Joseph Loth : Adolphe en 1846, Gustave en 1849, Marie en 1851, Alexandre, en 1854. Les parents sont établis rue de la Mairie, le père est tailleur, la mère pâtissière. Et Etienne, me direz-vous ? Ouvrez le livre bien connu de Paul Le Bourlais, « Guémené sur Scorff, pays des Pourleths », page 125. Premier de la liste des enfants qui fréquentent l’école de Guémené en 1848 : Etienne Savary, père tailleur. L’histoire est simple. Les parents se sont mariés en 1838 à Guémené, pays de la promise, mais le jeune homme est originaire du Faouët. Sitôt la cérémonie consacrée, le couple a rejoint cette ville ; y naissent Eulalie en 1838, Etienne en 1840, et Léon en 1843. A la première occasion la famille a chaussé les bottes de 7 lieues et atterrit d’un bond (7 x 4 Km = 28 Km) en la capitale pourleth.


L’auteur n’est pas témoin de l’événement

Il écrit que les 3 garçonnets qui interrompent la méditation de l’abbé ont entre 10 et 12 ans. Or, en 1857, Etienne compte 17 printemps, son frère Léon (s’il vit) 14. Quant aux frères Adolphe et Gustave, ils sont décédés à Guémené en 1856 et en avril 1857.


Etienne est-il le confident de l’un ou l’autre des acteurs principaux de la scène ?

En tout cas, il se présente en familier de l’un et l’autre. Il a couru les landes avec Joseph, il le connaît assez pour savoir qu’il ne se fâchera pas de cette publication. De l’abbé Moigno, son récit laisse comprendre qu’il connaît les pensées intimes qui agitent le savant homme se promenant dans les bois de Ménoray. Aucun doute possible, la rencontre a eu lieu.
En 1857, l’abbé a 49 ans. Ses biographes écrivent qu’en lançant la revue « Cosmos » en 1852, il s’était engagé dans une tâche scientifique énorme. Son travail de vulgarisation est au centre de ses préoccupations et absorbe une grande partie de son temps et de son énergie. Bien entendu, il peut s’accorder au printemps une pause régénératrice à Guémené. Le hasard ou la providence divine l’attendent au coin du bois, ou plutôt l’enfant Joseph Loth.


Les études primaires et secondaires de Joseph Loth

Le Bulletin municipal de 1984 rapporte qu’il a été écolier à Guémené sous la direction de Joseph Allanic. Cet instituteur, Guémenois de souche, père du futur professeur du lycée de Vannes (cf. Joseph Allanic, blog), a connu Bisson et fréquenté le poète Brizeux. Autant dire que ce découvreur de talents n’avait sûrement pas manqué de relever ceux de Joseph Loth.
 
 
Retour à la rencontre qui fait l’objet du texte
L’abbé Moigno a probablement contribué à l’orientation de l’enfant qui fera ses études secondaires au Petit Séminaire de Ste Anne d’Auray dont il fut lui-même élève au temps des Jésuites. Cependant, il convient de rappeler que la famille de la grand-mère paternelle de Joseph comptait, à la même époque, des ecclésiastiques dans ses rangs. Le plus notable, Constant Hillion, autre fils de sabotier né dans les bois de Mauron en 1830, enseigna dans divers établissements religieux dont le Petit Séminaire de Ploërmel en 1853, et fut nommé supérieur du Petit Séminaire de Sainte-Anne-d'Auray en 1867, avant de finir sa brillante carrière « Monseigneur l’évêque d’Haïti »*. A défaut d’une influence directe, ceci confirme que le petit séminaire était à cette époque l'un des seuls moyens de s'instruire pour les enfants intellectuellement doués vivant à la campagne (source Wikipedia). « Quant à l'habit ecclésiastique que devaient porter les élèves âgés de plus de quatorze ans, il consistait en une redingote noire plus ou moins courte, une cravate brune ou noire et les cheveux un peu longs par derrière » (histoire du Petit séminaire de Chavagnes en Pailler). Joseph Loth n’a pas porté la soutane au Petit Séminaire de Ste Anne mais au Grand Séminaire de Vannes qu’il a fréquenté le temps de sa philosophie ; une note biographique du journal « l’Ouest Républicain » du 5 avril 1934, suivant le décès du savant, en fait foi : « Après son année de philosophie au Grand Séminaire, sous la soutane obligatoire, il se destina à l’Université ».

On peut comprendre qu’un ecclésiastique éprouve de l’amertume quand un condisciple change de voie (lui qui pouvait faire un évêque) mais de là à y voir ingratitude**, c’est aller un peu vite en besogne. Le mot, la phrase, prononcés dans le bois de Ménoray n’étaient pas une réponse d’évêque mais celle d’un enfant de bon sens et de tolérance. Sa vocation était autre, et on peut fort bien imaginer qu’il aurait réussi de même manière en mettant ses pas dans ceux du jeune Joseph Allanic qui, lui, a fait ses études secondaires à l’école normale de Rennes.


L’art du conte

L’abbé Moigno était grand mathématicien. Etienne Savary s’en tient à la parabole dans le goût du Ploërmelais. Son conte édifiant respecte le modèle. 1) Gloire à la vaillante et glorieuse noblesse de cour, qui nous a laissé d’authentiques marques de son génie et de sa piété. 2) Un abbé savant est avant tout un homme simple. La promenade, l’air tonique, échauffent son tonus et il se désaltère dans le courant d’une onde pure (retour aux sources). Mais son esprit supérieur s’envole et développe une réflexion d’ensemble sur les malheurs du temps perpétrés par les génies du mal, révolutionnaires et révolutions ! Une telle méditation ramène immanquablement à Dieu et à la religion. Heureusement, il conclut en sage : « aimez-vous les uns les autres ». 3) L’apparition des enfants, créatures innocentes et pures comme l’eau de la fontaine, le distrait dans sa réflexion. Le savant au front duquel rayonnent toutes les sciences humaines, voudrait bien leur parler nature et petits oiseaux mais son double est plus vif que la lumière et c’est le prêtre qui pose la colle. La réponse de Loth ouvre la perspective d’un avenir radieux. Le cœur léger, le brave pasteur peut reprendre le chemin de Guémené.

 
En guise de conclusion


Le conte n’est pas le pire paru dans le Ploërmelais. A la tienne Etienne !
Non, Joseph Loth ne se fâcha point qu’on le traitât d’ingrat. Quant à Moigno, il était mort depuis 12 ans quand fut publié le conte. Il en eût sans doute apprécié la bonhomie. N’avait-t-il pas accepté la mise à l’Index d’un de ses ouvrages pour avoir cité « les discours insidieux des savants insurgés contre la foi » ? Selon le Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, année 1893, il aurait déclaré : « L’autorité légitime, l’autorité spirituelle surtout, ne se discute pas : on l’accepte, on s’incline, puis on regarde le ciel et on l’adore ».
La signature d’Etienne Savary n’a pas réapparu dans le Ploërmelais après ce texte. Peut-être n’y avait-il plus sa place quand vint la bourrasque de l’affaire Dreyfus qui conduisit cet organe de propagande à des dérapages haineux qui laissaient à des années lumière la question de l’abbé Moigno au jeune Loth.

Qui était Savary ? Guémenois, on l’a dit. Mais encore ? Sans doute un ecclésiastique formé aux mêmes séminaires, Ste Anne d’Auray puis Vannes. Il aurait donc connu Joseph Loth comme compatriote et condisciple, ce qui expliquerait la connaissance de l’anecdote et le ton familier du récit.

 

 
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Mort d'Ernest Renan

 
Ernest Renan, l’autre compatriote breton que Savary évoque comme s’il osait une sorte de parallèle avec Loth, est décédé en 1892. Sa mort sera saluée dans le Ploërmelais (9 octobre) par un article au vitriol. Il ne s’agit plus ici d’un reproche d’ingratitude. L’apostat, qualifié de « pupille de l’Eglise » pour avoir suivi ses études au Petit Séminaire de Tréguier puis au Grand Séminaire de St Sulpice à Paris, « a renoncé à l’éternité pour la gloire passagère du temps. Le démon lui a donné surabondamment cette gloire, il est mort sans la grâce du repentir. »

Cet article n’est pas directement rattaché à l’histoire de Guémené, cela va de soi. Mais les curieux y trouveront le témoignage de l’esprit qui animait cet hebdomadaire à la fin du 19ème siècle et que Savary a heureusement tempéré.

Nous le reproduisons d’abord en fac-similé puis en version réécrite pour faciliter la lecture.
 
 

Le fondateur du Renanisme, le grand pontife du laïcisme, le pauvre apostat Renan, après s’être efforcé de nous dire sur tous les tons, dans les dernières années de sa vie, qu’il n’était pas malheureux, s’est éteint le 2, dimanche du Rosaire, à l’heure où la grande prière à laquelle il ne savait plus prendre part, commençait.
M Renan allait atteindre ses 70 ans le 23 février prochain ; il est né en 1823 et il y a 47 ans qu’il a renoncé à l’éternité pour la gloire passagère du temps ; le démon la lui a donnée surabondamment cette gloire, il est mort sans la grâce du repentir.
Il a subi une de ces opérations que la science exécute parfois quand elle est à bout de remède. Ce fut son dernier sacrement ; il souffrit beaucoup, puis s’éteignit, et il a paru devant Dieu.
Si les journaux avaient quelque crédit là-haut, Renan se présenterait avec assurance ; mais, hélas ! la plupart en l’admirant sans vergogne, écrivent un acte terrible d’accusation, à ajouter à l’histoire de sa vie, en agrandissant le mal qu’il a fait.

M Renan, en réalité, a été le grand pontife de la religion nouvelle, le laïcisme, dont l’Evangile est sa Vie de Jésus. Le fondateur de la nouvelle religion n’est pas mort sur la croix comme le Christ, « il a su accumuler sur sa tête tous les canonicats, toutes les prébendes, tous les bénéfices dont dispose la société laïque. »
Il exerçait « le pontificat souverain de l’irréligion tempérée de poésie ».
Ses dévots le plaignent cependant ce matin, en disant que sa position au Collège de France, où il vient de mourir, ne lui rapportait guère que 40 000 F et le logement.
Il y avait bien quelques suppléments, ne fussent que les 1500 F des académiciens, les missions extraordinaires, puis les livres dont M Calmann-Lévy faisait ses choux gras.
 
Elevé au Petit Séminaire de Tréguier d’abord, et ensuite boursier au Petit Séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, sous Mgr Dupanloup, ses succès lui tournèrent la tête. C’est M Le Hir, au séminaire de Saint Sulpice qui le fit hébraïsant.
             Après le Séminaire, l’abbé Gratry le recueillit comme maître d’études à Stanislas, et tâcha de le sauver du fossé d’orgueil où le savoir l’avait conduit selon la prophétie de l’Imitation.
Mais ce pupille de l’Eglise à qui il devait tout son savoir ; cet enfant gâté de l’Etat qui l’a couvert de décorations, gonflé de titres, accablé de bons traitements, acclamait dans les termes suivants l’Allemagne victorieuse pendant le siège aux dîners de chez Bréhant, à Paris, pendant qu’on ramassait les entrailles de petits enfants tués par les obus prussiens chez les Frères.

Fut-il heureux ?
Il le disait souvent, affectait d’avoir trouvé la paix dans le remords ; ce fut l’une de ses comédies.
Nous nous associons en finissant à ces paroles de Drumont :
« Ce prébendier était-il heureux ?
A mon avis il le disait trop pour que cela fût vrai. Les cris de joie qu’il poussait à chaque instant dans les banquets, devaient répondre à quelque cruelle souffrance intérieure, à quelque déchirement de conscience qu’il s’efforçait de dissimuler… Sosie, qui était un valet, lui aussi, chantait quand il avait peur. 
Ce fut, du reste, la période la plus attristante et la plus agaçante aussi que cette phase de perpétuels appels au plaisir.
Rien n’était pénible à entendre comme les Gaudeamus igitur qui sortaient sans cesse de ces lèvres flasques et pendantes. C’était le ricanement sénile de Voltaire moins l’esprit du XVIIIème siècle.
« Je voudrais m’amuser », disait Renan dans un discours prononcé à Bréhat. Le Figaro avait le courage de déclarer exquis ces badinages macabres qui évoquaient à l’esprit la page d’une sinistre intensité d’effet dans laquelle Michelet parle de ces squelettes qui ont l’air de rire. »
 
Les obsèques nationales et civiles de M Renan ont eu lieu aux frais de l’Etat, vendredi à 10 h au cimetière Montmartre.

 
 
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Mort de Joseph Loth

 

Autre temps, autres mœurs...
En 1934, à la mort de Joseph Loth, dans l’hommage que « le Ploërmelais » lui rendra, Renan est encore cité, mais sur un ton bien différent (article daté du 22 avril 1934, à suivre). On y apprend qu’il a connu et aidé Joseph Loth à ses débuts.

 
 
 

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