15/10/2018




GORSEDD 1936 GUÉMENÉ
suite et fin
Nous voici donc arrivés au chapitre des bilans

Incontestablement, les fêtes du Gorsedd ont été un succès. Elles le doivent à l’ampleur et à la variété des manifestations proposées. Bien sûr, les séances apologétiques consacrées à l’œuvre universitaire de Joseph Loth s’adressent avant tout à un cénacle de familiers et de connaisseurs ; évidemment, la réunion privée des bardes échappe aux non-initiés. Les autres foyers, commémorations, concert de musique bretonne, concours des enseignes, messe du souvenir, grande parade en ville des sociétés bretonnes, animations au théâtre de verdure et concours de costumes, cortège bardique et cérémonies du Gorsedd autour et sur le dolmen de Mané Pichot, le débat sur l’enseignement du breton à l’école, enfin le banquet de clôture, tous sont ouverts au plus large public. De ce point de vue, le comité organisateur mérite des éloges. Ajoutez à cela, un soleil radieux sur les trois jours de fêtes guémenoises et le tableau est flatteur.


Allons-y voir de plus près...

Au plan comptable, aucun doute sur les retombées sonnantes et trébuchantes dans les goussets des commerçants, celui-ci plus, celui-là un peu moins. Guémené sait recevoir !
Les enseignes : une foule de badauds accompagne le jury et les cornemuseux. Que vous partiez du haut de la ville pour rejoindre le Scorff ou, à l’inverse, que vous montiez du bas vers la haut, les débits de boissons assurent, trottoir de gauche après trottoir de droite ; rien qu’eux, les annonceurs du programme vous rassasieront en cidre, gwin ru et autres breuvages propres à faire glisser les encas de charcuteries promptement distraits des garde-manger.
Les séances apologétiques, à la salle de cinéma, 250 personnes, essentiellement des notabilités. Ceux-ci ne vont pas casser la croûte sur place, mais il n’empêche ! A la sortie des conférences, ils ne manqueront pas de rejoindre les restaurants et auberges de la ville. Vous vous souvenez ! On a dit quelque part qu’on ne trouvait plus aucune chambre d’hôtel en ville et que les retardataires se voyaient contraints d’aller sonner dans les bourgs alentour.
A la restauration s’ajoutent les achats de productions locales, gastronomiques ou autres, sans compter les petits souvenirs. Guémené en connaît un rayon ; une formule bien rôdée de foires et de marchés hauts en couleurs en garantit la réputation. Reprenez les annonces. Ici on vous façonne une paire de chaussures pour le sport, là on vous taille un costume breton sur mesure. Celle-ci vous propose des dentelles, une autre les repasse. Offrez-lui une faïence de Quimper, offrez-vous une montre-gousset ! Un meuble breton, authentique, en chêne du pays ; une paire de sabots du meilleur hêtre… Il y en a pour tous les goûts.
On ne sait rien d’éventuels marchands forains mais qui dit rassemblement festif dit buvette et casse-croûtes à toute heure, sucres d’orge et berlingots, petits moulins et crécelles pour les enfants. Si la prairie du bord de Scorff propose quelques sièges de fortune en faveur des personnes d’un certain rang ou de santé délicate, on imagine que le gros du public s’assoit dans l’herbe en attendant de danser la gavotte ou de chanter en chœur. Encore quelques sous qui glissent dans l’escarcelle.
Après cette revue des opportunités d’échanger et de faire circuler la monnaie pour le plus grand bien du commerce local, venons-en à l’aspect culturel, très orienté celtique et régionaliste.



Le Docteur Donias, président du comité d’organisation, fait part dans son discours de bienvenue des difficultés voire des oppositions qui se sont manifestées. A juste titre, il ne s’étend pas et il fait bien. On constate que la mécanique des fêtes s’est déroulée sans le moindre grain de sable. Il y eut contestation, c’est sûr, et le débat sur le breton à l’école qui réunira 1000 personnes selon les organisateurs en est la manifestation explicite. Mais il est clair que les parties ont consenti une sorte de « gentleman agreement » comme on dit en Angleterre, c’est-à-dire un accord implicite de ne pas se livrer au petit jeu des peaux de banane qui aurait contrarié le plaisir du public. Après tout, un cortège de bardes vêtus de robes bleues, d’ovates en robes vertes et de druides en robes blanches, suant et soufflant sur les pentes ensoleillées de Mané Pichot, ça te vous a un petit relent de, j’allais dire désopilant carnaval, mais je corrige, de rituel chinois ou de n’importe quelle religion où l’on va implorer le ciel de nous accorder de belles récoltes et le paradis à la fin de nos jours. Ils vont chanter et faire reprendre en chœur le « Bro Goz ma Zadou », initiative qui est rapportée et privilégiée dans les articles de la revue de l’URB, « le foyer breton ». Voire !
La partie régionaliste aura dû faire quelques concessions. D’abord le programme : il est essentiellement rédigé en français, une seule page entièrement en breton. Ensuite, un fait d’importance  qui n’est jamais mentionné mais qui est rapporté par une participante. Si on chantait le « Bro Goz ma Zadou », on ne manquait pas non plus d’entonner une complainte locale tout à la gloire de la cité pourlette, rédigée en français celle-là et intitulée :

« la Guémenoise »

I
« Guémené qu’autrefois, dans ma folle jeunesse
Joyeux enfant
J’ai rempli le cœur gai les accents d’allégresse
De ta chanson
Aujourd’hui loin de toi, plein de mélancolie
J’aime à venir
Eveiller dans un cœur qui jamais ne t’oublie
Ton souvenir.

II
Sur les arides monts qui forment ton enceinte
J’aimais le soir
A l’heure où la clarté du soleil presqu’éteinte
Nous dit bonsoir
Avec de gais amis, aller l’âme joyeuse
Courir, chanter
Et jouer au soldat quand la troupe rieuse
Voulait lutter.

III
J’aimais sur ton coteau Kerver au front superbe
Perçant les cieux
Et dans l’étroit vallon, le Scorff coulant sur l’herbe
Silencieux
Jouer sur la montagne aride et grandiose
Comme un dolmen.
Résistant sans orgueil, à l’aquilon morose
C’est « Kerimen »

IV
Je revois le chemin aux pieds de la colline
Longeant le Scorff
Et les taillis ombreux où se cache et s’incline
Le vieux « Tronscorff »
J’aimais au fond des bois la charmante assemblée
De Crénénan
Où les binious sonnaient la danse échevelée
Des Korrigans.

V
Je n’ai pas oublié les coiffures mignonnes
Et les jupons
Brodés d’or et d’argent de tes belles Bretonnes
Et tes chansons
Et ton beau cimetière où s’étalent à l’ombre
Des sapins noirs
Des tombeaux qu’on prendrait à la nuit sombre
Pour des manoirs

VI
Ce que j’aime surtout, c’est ton passé si sage
Grande cité
Et tes fils achetant avec force et courage
Leur liberté
Par sa haine au tyran le courage héroïque
De ton Bisson
Et ses amis criant Vive la République
A l’unisson.



Il était attendu, le débat sur l’école. 
Dans le reportage précédent, vous avez pu lire le compte-rendu intégral qu’en donnait le journal l’Ouest Républicain, une pleine page. On rapporte que l’assistance est partagée, moitié moitié, et que le débat fut passionné et néanmoins courtois. Le chroniqueur écrit que : « on peut considérer cette réunion de Guémené comme une date dans l’évolution du mouvement breton ». Un peu vite dit puisque, dans la foulée, il signale les absents de marque excusés, dix députés bretons dont Paul Ihuel, fraîchement élu de la circonscription de Guémené. Suit le rapport moral de « l’Unvaniez er Brehoneg » qui rappelle que le mouvement « ne fait pas de politique ». Plus loin une affirmation forte de Yann Fouéré selon laquelle : « le breton est la seule langue d’un pays civilisé qui ne soit pas enseignée». Il est donné comme un propagandiste jeune, expérimenté, ardent, de tempérament réaliste, froidement décidé à ne rien négliger pour atteindre l’objectif. C’est tellement vrai qu’après avoir présenté le Front Breton qui s’est constitué à l’occasion des élections et qui réunit, dit-il, 25 députés, il s’emploie sur le champ à enregistrer les adhésions pour un Front Breton extra-parlementaire ; parmi les plus marquantes des adhésions : Debeauvais, au nom du Parti National Breton, le barde Jaffrenou, collège des bardes, le marquis de l’Estourbeillon, au nom de l’URB.
On poursuit alors par les revendications pratiques concernant l’enseignement du breton à l’école primaire et à l’école secondaire.
Dans le débat, intervient un instituteur de l’école publique en poste à Persquen, Jean Le Coutaller qui porte la contradiction. Il redoute, entre autres, la propagande autonomiste qui trouverait ainsi un moyen d’expression. La vieille garde nationaliste intervient alors pour clouer le bec à cet orateur talentueux.
Photo de Jean Le Coutaller, alors ministre
   
Rappelons tout de suite que Le Coutaller sera un des fondateurs des maquis FFI de la région de Guémené. Après la guerre, il deviendra maire de Lorient et ministre socialiste.
1936, c’est évidemment loin et la question du breton à l’école a évolué. Cependant, il n’est pas inintéressant de noter que les événements à venir, guerre d’Espagne et surtout la seconde guerre mondiale ont fait tomber quelques masques.
Etait-ce prévisible ? Le Coutaller avait-il vu juste en la matière ?

Le journal de l’URB dirigé par le druide Jaffrenou, « le Foyer breton », présente dans son numéro n° 58, celui-là même qui a largement rendu compte des fêtes du Gorsedd à Guémené, un article intitulé : 25 juillet- 20 août La Bretagne aux Jeux Olympiques d’Allemagne. Il s’agit d’une brève relation du séjour d’une délégation bretonne comprise dans la représentation des provinces françaises invitées à donner à Hambourg et Berlin des démonstrations de chant et danse de folklore populaire. « Notre photographie représente le Dr Goebbels, ministre de la propagande du Reich, recevant le groupe breton à son arrivée en car à Hambourg. »
Gloups ! J’avoue que j’éprouve un vrai malaise face à cette information. On ne peut sans doute pas prétendre que la délégation bretonne, pas plus d’ailleurs que les autres délégations françaises, était bien au fait de la nature du régime hitlérien. Mais comment comprendre que ce personnage clé du régime vient accueillir le groupe et que le journal, donc avec l’aval du directeur sans doute moins naïf et plus politique que les danseurs, publie cette photo de propagande ?

Cliquer sur photo : Gorsedd Guémené page 293 - photo Goebbels page 341

Vite, un détour sur le site Wikipedia (internet) pour en savoir plus sur les intervenants au fameux débat en question. Debeauvais, PNB, a fui en Allemagne nazie avant la déclaration de guerre ; pour lui, l’ennemi, c’est la France. Yann Fouéré a fondé un journal en mars 1941, « La Bretagne », financé par le régime nazi. D’autres notables de la mouvance dont le barde Jaffrenou et le marquis de l’Estourbeillon auront à rendre des comptes à la Libération pour avoir pactisé avec le régime de Vichy.
Et on retrouve cités dans le livre de Roger Leroux : « le Morbihan en guerre », Debeauvais et Fouéré pour l’activité des mouvements qu’ils impulsent contre les Juifs et les résistants patriotes.
On me dira que ce sont des choses du passé. Certes. Il n’en reste pas moins que l’on doit réfléchir à cette idée que « la fin justifierait les moyens ». Comment une cause, aussi juste soit elle, peut-elle s’égarer au point de pactiser et s’allier avec des entreprises contraires aux valeurs humaines ?**




POSTFACE

Guernica est de 1937. Le bombardement de la ville par les nazis a eu lieu le 26 avril. Picasso peint sa toile du 1er mai au 4 juin en réponse à une commande du gouvernement républicain pour le pavillon espagnol de l’exposition Universelle de Paris de cette même année 1937.
Dans cette période de la guerre d’Espagne et de ses suites, Guémené s’honorera en accueillant des réfugiés républicains espagnols. Les jeunes élèves fréquentant  l’école publique des filles et les apprenties de chez le tailleur Février ont gardé le souvenir marquant de ces camarades. Nous avons déjà évoqué ces témoignages au cours de nos rubriques, dont celui d’Eugénie Mahé.
Bien entendu, le chapitre de la Résistance apportera également la réponse claire du pays pourlet, une page diverse et glorieuse dont on n’a pas fini de rapporter tous les épisodes.

O0O

* Consulter d’urgence une carte géographique du globe terrestre établie en 1936 et qui montrerait les pays civilisés. Qu’est-ce qu’un pays civilisé ? De quelle civilisation parle-t-on ? Il est vrai que le musée de l’Homme ne sera inauguré qu’en 1938 avec cette devise reprenant le titre d’un célèbre tableau de Paul Gauguin : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Pour les arts premiers, on attendra 2006.
** Arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Goebbels, ministre de la propagande, antichrétien radical et antisémite acharné, jouera un rôle moteur dans les persécutions contre les Juifs : « Nous allons enfin mettre de l’ordre dans cette porcherie ». Nuit de Cristal en 1938.
Citation Ariane Mnouchkine, interview dans Télérama du 22 au 28 septembre 2018 : « Le 22 septembre 1933, à l’initiative de Joseph Goebbels, et via la création de la Chambre de la Culture du Reich, les artistes juifs sont exclus du monde culturel et ne peuvent plus se produire que dans des manifestations destinés à des publics juifs ».


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Nous tenons à remercier Mme Simone-Février qui nous a transmis la fameuse chanson "la Guémenoise".

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